Interview de Lewis Bernaldo de Quiros
Réalisation par Bas Kalle – 13 décembre 2017
Interview de Lewis Bernaldo de Quiros [traditionalaikido.eu]
par Bas Kalle [seishikan.nl].
13 Décembre 2017.
English version is also available.
Interview de Lewis de Quiros, réalisée en 12/2017 par Bas Kalle. Après un bref retour sur son parcours, Lewis Sensei donne sa vision de l’enseignement de l’aikido et de l’usage du Kiaï. Il nous confie également des éléments philosophiques de l’Aikido…
_/\_ Merci à Christophe Crouzet pour la traduction de cet article en français.
1. Bas Kalle – Pouvez-vous nous raconter un peu votre parcours ? Avez-vous pratiqué d’autres disciplines en dehors de l’aïkido?
Lewis de Quiros – J’ai commencé le judo vers 13 ou 14 ans et le karaté (Shotokan sous Enoeda Keinosuke Sensei 9e dan) à 17 ans environ. J’ai eu beaucoup de chance avec mes professeurs. C’étaient non seulement d’excellents professeurs mais aussi des personnes exemplaires en terme de tempérament et d’énergie. Je me suis également formé au Kyudo et au Zen au Japon. Une influence très importante non seulement sur ma technique mais aussi sur ma compréhension des arts martiaux dans leur ensemble a été Peter Ralston (fondateur de Cheng Hsin).
Sa double approche de la formation en ontologie et en arts martiaux m’a beaucoup appris et c’est à son contact après mon séjour au Japon que j’ai compris ce que j’avais pratiqué là bas sans réellement le comprendre. Et bien sûr, ma gratitude à vie envers Morihiro Saito Sensei que je ne peux jamais exprimer correctement.
2. [BS] Il y a une grande différence entre l’entraînement et l’enseignement de l’aïkido. Vous souvenez-vous quand vous avez décidé d’enseigner l’aïkido et pourquoi?
[LdQ] En fait, je n’ai jamais eu l’intention d’enseigner. Ma seule expérience dans les arts martiaux jusqu’à ce que je parte d’Iwama était comme élève. En revenant en Hollande la première chose que j’ai faite (naïvement) a été de visiter tous les dojos disponibles pour voir si je pourrais en rejoindre un. Mais bien sûr tous pratiquaient un Aïkido différent, avec des bases et une formation d’armes différentes de ce que j’avais appris. Donc pour poursuivre la formation débutée au Japon j’ai commencé à enseigner mais avec la seule idée de former des uke avec qui je pourrais continuer à m’entraîner. Les deux premières années ont été plutôt mauvaises, bien sûr la façon dont on m’a enseigné au Japon n’était pas appropriée pour les occidentaux et j’ai dû adapter rapidement ma méthode d’enseignement.
Cependant, le tournant décisif est survenu quand j’ai compris qu’en tant qu’enseignant j’étais dans une position très privilégiée pour apprendre. Que les commentaires de mes étudiants étaient vraiment une mise à l’épreuve de mon propre niveau et de ma capacité à enseigner. Parfois je me sentais confiant à propos de quelque chose, mais en l’enseignant, il est apparu que ces commentaires étaient vraiment précieux pour moi afin de réévaluer et porter un autre regard sur ce que je pensais savoir. Si vous pensez savoir quelque chose – enseignez-le à quelqu’un d’autre !
Ca et aussi regarder les étudiants. Vraiment observer et percevoir quelqu’un d’autre en action. Parmi les nombreuses choses que l’on perçoit, qu’enseigner sur le moment ? Que dire ? Et quand ne rien dire ? En fin de compte tout est question de connexion, à de multiples niveaux. Donc, je suis reconnaissant pour ce privilège d’enseigner et d’apprendre l’Aïkido de cette façon.
3. «Qu’est-ce que l’aïkido ?» est une question fréquente mais à laquelle il n’est pas toujours aisé de répondre
L’Aïkido peut être pratiqué de différentes manières et dépend des expériences personnelles de vie, de son évolution, etc. Cependant, pouvez-vous essayer de nous dire ce qu’est pour vous l’essence de l’aïkido et comment vous utilisez cela dans vos enseignements et dans ce que vous voulez transmettre à vos élèves?
[LdQ] En fait, plus je pratique, et plus il est difficile pour moi de répondre à cette question !
L’essence de l’Aïkido pour moi était quelque chose que j’ai reçu en étant uke de Saito Sensei et sous son instruction quotidienne pendant des années. Si j’essaie de décrire ce que c’était, ce serait comme être totalement contrôlé par sa technique et pourtant se sentir complètement en sécurité mais en son pouvoir en même temps. Il me jettait d’une manière irrésistible et je me relevais avec le sentiment «wow, recommençons !»
Martial et joyeux en même temps !
Pour enseigner ce «sentiment», j’essaie juste de le vivre sur le tapis avec mes élèves à travers les techniques que nous pratiquons. O Sensei avait établi une liste de «règles» au Hombu Dojo. La dernière est à mon avis la plus importante : « Entraînez-vous toujours d’une manière joyeuse et exaltante ». [ndrl – cf. Manual Budo]
4. Dans Tendoryu nous n’utilisons pas beaucoup le Kiai. Au contraire de ce que je vous ai vu faire. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la puissance du Kiai pour vous et en général en aïkido?
[LdQ] Kiai signifie «union d’énergie» donc kiai est généralement compris comme le «cri» émis par le bas-ventre et donc par le corps entier, et délivré lors de l’extériorisation d’une puissance concentrée au cours d’une technique.
Comme le montrent les enregistrements historiques et de nombreux films, nous savons que O Sensei l’utilisait ainsi que Saito Sensei. C’est donc une partie de notre héritage. Cependant, il est beaucoup plus présent dans la pratique des armes et surtout dans l’instant particulier de finalisation de la technique, moment qui est plus marqué dans cette pratique.
Au contraire si on pratique sous une forme plus «dispersée» (en particulier au taijutsu), et que l’extériorisation d’énergie est prolongée dans le temps et l’espace, alors il n’existe pas de «moment focalisé» et dans ces conditions le kiai n’est pas nécessaire. L’énergie est transférée d’une manière différente, plus douce.
L’énergie au cours d’une confrontation et lors d’une technique n’est pas constante mais comme une vague avec un début, une acmé et une fin. Cette vague d’énergie peut-être soit étirée avec des variations (un long ki no nagare kaiten nage par exemple) ou plus courte, directe et tranchante (un irimi nage direct). Mais toujours une vague.
Une citation attribuée à O Sensei me vient à l’esprit: « Les techniques emploient quatre qualités qui reflètent la nature de notre monde. En fonction de la circonstance, vous devriez être : dur comme un diamant, flexible comme un saule, fluide comme l’eau, ou aussi vide que l’espace. »
Je pense qu’en tant qu’aïkidoka nous devons être en mesure de jouer avec ces quatre types d ‘«énergie». Le Kiai fait clairement partie de cela.
J’ai une anecdote humoristique sur ce sujet. Lors de ma dernière visite au Japon, à une des soirées, j’ai pu demander à un enseignant pourquoi dans un certain dojo que j’avais visité le kiai était absent de la pratique. Sa réponse: « Eh bien, le dojo est dans un quartier de banlieue et tous les cris pourraient perturber les voisins ! « (histoire vraie, je promets !).
5. Quelle est la place de la philosophie dans l’aïkido selon vous? En fait-elle partie intégrante ou est-ce quelque chose avec lequel les gens veulent souvent s’identifier?
[LdQ] Je pense que c’est important – dans une certaine mesure. Cependant, l’écrit est une chose dangereuse.
Ce que nous cherchons en Aïkido, c’est vraiment de changer nos tendances réactives à se défendre en résistant et en utilisant la force pour surpasser l’autre. Nous sommes malheureusement déjà très bons pour ça.
Mais je pense qu’à un moment donné, il devient clair dans tout genre de conflits dans la vie que « en gagnant, nous perdons ».
Changer ce postulat (dans la vie) n’est pas une mince affaire et affectera notre vie et toutes nos relations – à tous les niveaux. Je pense que lorsque O-Sensei parlait du Budo comme Amour il avait quelque chose comme ça en tête.
La philosophie et l’écrit peuvent donner une orientation, mais comme il s’agit d’un changement réel notamment dans la relation et l’engagement, alors nous sommes au-delà des mots, des concepts et un nouvel ensemble de croyances n’aideront pas beaucoup. Au mieux, ils peuvent nous orienter dans une direction d’exploration, d’investigation et de pratique.
Et puis nous devons nous jeter à l’eau en ne sachant pas vers où nager ! Avoir des enseignants qui «incarnent» cette nouvelle façon d’être est également essentielle. Alors choisissez vos professeurs avec soin !
6. Pour finir, souhaitez vous ajouter quelque chose qui pourrait nous servir dans notre pratique de l’aïkido ?
[LdQ] De ramener impitoyablement votre pratique aux bases et de comprendre ce que vous faites et pourquoi vous le faites. Que faites-vous vraiment sur le tapis ? Qu’essayez vous vraiment d’apprendre avec toutes ces chutes sans fin et ikkyo ? Ne prenez rien pour acquis et ne soyez pas leurrés par les grades ou les niveaux de réalisation. La pratique des arts martiaux est une pratique de conscience. Il s’agit de se réveiller pour être présent et répondre aux exigences du moment au-delà de son agenda personnel. Pour moi, cela peut avoir un sens non seulement sur le tapis mais au-delà et non seulement comme un art martial mais aussi comme un mode de vie .
Publiched 7 janvier 2018 – Last Updated on 7 janvier 2018 by Eric Savalli / Aikido Blog .net